Henri-Jean Anglade est pressé aujourd'hui ! : épisode 28)
Leurre du déconfinement
« L’heure c’est l’heure. Avant l’heure, c’est pas l’heure, après l’heure c’est plus l’heure. » Qui connaît l’auteur de cette citation ? Pourtant, s’il avait pu toucher des royalties, il ne serait pas mort prématurément à 41 ans, à moitié fou mais le verre rempli d’absinthe, en 1897. Enterré au Père-Lachaise après avoir mené une vie de bâton de chaise au point d’en tomber chaque fois qu’il noyait son talent de chansonnier montmartrois, il dissipa son existence dans la fumée du tabac brun, propre à bitumer ses poumons et les relents d’alcool, pour noyer son chagrin en goguette*.
Il est vrai qu’à tituber entre le Chat Noir et le Lapin Agile, Jules Jouy (photo ci-contre) s’avinait dans une basse cour peuplée de drôle de zèbres (et de tigresses) et n’a pas vraiment joui du bonheur. Néanmoins, la brièveté de sa vie lui a inspiré, entre autres, cette maxime citée plus haut qui s’applique aussi à notre situation. Qu’il a enrichi d’une autre pensée très pertinente dans une actualité confinée : « Les repas de famille ne consistent pas à se manger entre parents ». Sentence vérifiée si l’on en croit les plaintes pour violence au sein de la cellule familiale et qui, à défaut de potence, a pour conséquence de faire exploser le noyau pour renvoyer en cellule celui qui est recraché. En somme le fruit pourri.
Si Jules Jouy revenait parmi nous, et son fantôme hante peut-être encore quelques cabarets (Michou sort de ce corps), il ne manquerait sans doute pas de trouver la situation propice à lever le verre et trinquer à la levée d’écrou le 11 mai.
C’est que l’heure du déconfinement n’a pas encore sonné que les Français ont déjà décidé d’avancer les aiguilles. Reprenant la tradition des ponts du mois de mai, dont ils ont été sevrés pour le premier, à peine le muguet est-il fané, qu’ils remettent ça pour le 8 mai, Libération oblige.
Ils ressortent telle des taupes de leurs mottes, les yeux légèrement éblouis, frappés d’une myopie qui les empêche de lire leur formulaire de sortie dérogatoire. Mais ce n’est pas pour du beurre qu’ils comptent cette bouffée d’oxygène en rabiot, prise à grande goulée, après un si long tunnel où ils ont vécu terrés comme des enfants punis d’un châtiment aussi soudain que virulent.
Alors, ils font la queue gaiement, ils reprennent langue, guettent la moindre réouverture d’une boutique et se ruent sur les gâteaux comme le bon pain. Fromagers, pâtissiers, boulangers, bouchers, épiciers, primeurs, poissonniers, traiteurs... sont traités en sauveurs. Leurs échoppes ne désemplissent pas et sont l’objet de toutes les convoitises. Jardineries et fleuristes embaument les rues et colorent les places de brassées de sourires. Cavistes et sommeliers recueillent des congratulations et les compliments en retour les abreuvent d’une cordialité qui fait plaisir à boire. Ce n’est pas en vain que tous ces commerçants sont aux premières loges de la fête avant l’heure. Ripailles et victuailles riment avec pagaille.
Ce joyeux désordre serait sympathique s’il n’était pas en contradiction avec les règles édictées par le gouvernement, à savoir, respectez les consignes de prudence et attendez le 11 mai en bons citoyens.
Las, chacun est bien placé pour voir qu’il n’en est rien. L’envie semble trop forte, et 48h avant la deadline, la vie est convoquée à grand renfort de relâchement. Tel est pris le masque descendu sous le menton avec comme explication « le confinement je l’ai en travers de la gorge ». Tel est vu sans masque et se justifie en postillonnant des excuses. Tel autre parle à sa voisine en faisant des moulinets pour tenter de mesurer sa distanciation sociale, contrarié en cela par un enfant qui lui tire le pantalon en même temps que la langue.
Le week-end du 8 mai est donc considéré comme une veillée d’armes qui signe l’armistice plus qu’elle ne prolonge une situation de guerre. La troupe est lasse de ces huit semaines d’un combat, qu’elle estime par ailleurs avoir gagné haut la main. A condition de bien se la laver !
Un leurre qui n’annonce pas forcément que c’est encore la bonne heure.
Henri-Jean Anglade ---> à suivre...)
* Journaliste au Tintamarre puis au Sans-culotte, (hebdomadaires satiriques bien nommés), auteur de nombreuses chansons dont La Soularde interprétée par Yvette Guilbert (célèbre par le portrait qu’en fit Toulouse-Lautrec), Jules Jouy était aussi un goguettier à une époque qui en comptait des centaines. Ces « sociétés chantantes » étaient très répandues au XIXème siècle et les goguettiers s’y réunissaient dans un bouillonnement festif, voire même revendicatif, où l’esprit gaulois, un brin paillard n’excluait pas le côté braillard et parfois anarchiste.
« Voici l’été : épousez une femme ombrageuse». Cette citation de Jouy, opportunément machiste, pourrait être appliquée sur les plages comme un baume apaisant, une solution à la distanciation maritale et éviter les coups de soleil !
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