Tentative de mise en perspective à l’usage des jeunes générations (suite et fin – provisoire !)
L’actualité et les évènements se voient selon le prisme de chacun. En cette fin d’années 60, les Français sont sur la voie de la contestation, via le boulevard St Michel comme épicentre de la colère au pic de mai 68 avant de retrouver la concorde en descendant les Champs-Elysées (contre-manifestation gaulliste le 30 mai). Les Américains, eux, au même moment, défilent à Washington devant la Maison-Blanche contre la guerre du Vietnam.
Je n’ai pas développé ci-dessous cet épisode, arbitrairement, mais 68 c’est à la fois l’arrivée au pouvoir de Nixon (élu le 5 novembre avec seulement 500 000 voix d’avance face au candidat démocrate Hubert Humphrey) et l’enlisement militaire dans le conflit vietnamien (qui fera plus de 58 000 morts américains et 1,2 millions de victimes au Vietnam). Ce bourbier qui a laissé des traces profondes aux Etats-Unis a marqué toute une génération dont « Apocalypse Now » de Francis Ford Coppola en est une traduction cinématographique dans une vision hallucinée.
Une guerre perdue et une nation hantée par ce spectre, sauf pour Donald Trump* qui s’est fait exempter et a préféré compter ses jetons au casino de Las Vegas. Question d’honneur, il se pose comme donneur d’ordres contradictoires d’un clan plutôt que comme chef d’une nation, c’est un peu sa marque de fabrique et le film qu’il se fait dans sa tête ; Trump fiction.
. 1968 : la famine au Biafra, pendant qu’à Paris les étudiants montent des barricades et voient sous les pavés la plage, en Afrique au Biafra, (région au Sud du Nigéria), la guerre civile provoque une terrible famine qui va faire deux millions de morts. Les images d’enfants squelettiques au regard désappointé, faut-il dire désabusé ou bien désespéré, qui font la Une de Paris Match et du journal télévisé de l’ORTF vont mettre le doigt sur une réalité insoutenable et susciter un sursaut compassionnel occidental. C’est l’envoi des premiers french doctors (et la création en 1971 de Médecins sans frontières), armée pacifique de toubibs venus au secours d’une population livrée à des factions rivales d’un pouvoir qui avive les tensions entre chrétiens et musulmans, victimes collatérales d’une décolonisation pour le moins erratique. Ce sera, et il faut s’en féliciter, un élan de générosité mondial et peut-être la première médiatisation d’un événement qui sans cela aurait pu rester localement enfoui dans les fossés des charniers. Cinquante ans plus tard, le devoir de solidarité est devenu le droit d’ingérence, mais il est évident que la morale n’a toujours pas gagné dans cette bataille à l’audience où le curseur de l’horreur a toujours tendance à grimper pour flatter les plus vils instincts.
. 1981 : soudain, le Sida, en quatre lettres, la mort. La décennie commence à peine que des premiers cas de pneumonies et de sarcomes de Kaposi frappent en particulier une communauté, celle des homosexuels au point de devenir rapidement le syndrome gay. Pourtant d’autres populations s’en révèlent atteintes, parmi elles des toxicomanes mais aussi des hémophiles. Les ingrédients d’une nouvelle peste sont réunis et les ligues de vertu vont s’en servir pour pointer du doigt cette punition divine par rapport à des déviances sexuelles à leurs yeux inadmissibles (quarante ans plus tard, certains pays, comme la Pologne avec son gouvernement ultra-conservateur n’hésitent pas à stigmatiser cette même population). Le Palace à Paris qui était l’épicentre nocturne des folles soirées d’une jeunesse dorée où Thierry Ardisson enregistrait son émission avec ses « Lunettes noires pour nuits blanches » va connaître son apogée avant de fermer pour cause de trafic de stupéfiants. Le film « Les nuits fauves » deviendra le porte-parole d’une génération et son réalisateur Cyril Collard, le héraut tragique mort du Sida, tout comme Hervé Guibert racontera ces années-là dans un livre en mode autofictionnel en le dédiant « à l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie » où l’on peut reconnaître en ombre portée le philosophe Michel Foucault, lui-même emporté par le Sida en 1984. Coup d’arrêt de la Movida, hécatombe intellectuelle et artistique qui vit ainsi disparaître en quelques années Rock Hudson, Rudolf Noureev, Klaus Nomi, Freddy Mercury, Keith Haring, Isaac Asimov... Malgré la découverte du VIH et son séquençage en 1986-87, le dépistage et les traitements antirétroviraux, aucun vaccin n’est venu à bout du Sida à ce jour. La pandémie a fait 32 millions de morts depuis ses débuts et 1% des personnes âgées de 15 à 49 ans en seraient porteurs. Même si la mortalité liée à ce virus a été réduite, la prévention est toujours de rigueur et tout relâchement des gestes protecteurs (préservatif en priorité) ferait capoter la politique de santé publique. Homo sapiens d’accord mais comme disait Chaplin « L’homo sapiens est masochiste, il savoure la douleur sous de nombreuses formes ».
. 1992 : le démantèlement de la Yougoslavie, l’Europe au balcon assiste impuissante à cette variante de la guerre des Balkans et souffle sur les braises de 14-18 dans ce conflit ethno-religieux qui comptabilise au moins 130 000 morts. Quelques années seulement après les JO d’hiver de 1984, Sarajevo est à feu et à sang et l’ex-république fédérale de Tito (mort en 1980) se fissure en états sécessionnistes (Slovénie, Croatie, Serbie, Bosnie-Herzégovine, Monténégro, Kosovo, Macédoine) qui veulent leur indépendance en détricotant son œuvre. Là encore les humanitaires se mêlent aux militaires en essayant de se situer au-dessus de la mêlée mais le combat idéologique fait rage (massacre de Srebrenica en 1995 : 8000 bosniaques morts) et le droit d’ingérence tente de s’imposer pour une paix fragile (renversement de Slobodan Milosevic en 2000). Force est de constater que vingt ans après, la seule bonne réponse reste l’Europe pacifiée qui tente de gérer ces antagonismes en intégrant cette mosaïque de petits pays nés de ce conflit. Le siècle avait commencé en 1914 avec l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo, il se clôt avec ces guerres fratricides où une fois de plus, le pire virus est celui de la haine entre les peuples. Haine entretenue par des dirigeants qui nourrissent un courant populiste avec la démagogie d’une pureté qui n’a jamais existé, et brisent ainsi l’unité de leurs pays sous couvert de ce nationalisme. Un danger qui nous menace toujours, à voir ce qui se passe en Pologne (droite ultra-conservatrice avec le parti Droit et Justice du jumeau « orphelin » Jaroslaw Kaczynski), en Hongrie (sous la bannière de Viktor Orban, Premier ministre depuis 2010), ou qui est sournoisement relayé par des médias nationalistes et dans les réseaux sociaux perméables à toutes les déviances. Gardons-nous de ce fléau funeste.
. 1994 : La guerre au Rwanda est à ce titre un autre exemple d’un conflit ethnique avec un génocide qui ne cache plus son nom : une rivalité attisée entre Hutus et Tutsis par des éléments du gouvernement rwandais et un front (patriotique) d’opposition, à la suite de l’attentat le 6 avril 94 qui a frappé l’avion présidentiel, tuant le président du Rwanda et celui du Burundi). Bilan, environ 800 000 Rwandais, à majorité tutsi massacrés à coup de machette sans parler des viols de masse. Une honte pour les militaires de ce pays, une tâche à tout le moins pour la France qui a joué un rôle trouble dont le tribunal de l’histoire n’a toujours pas délié les fils de la vérité. Et un président Kagamé, réélu quatre fois depuis (la dernière en 2017) dont le rôle a été assez ambigu et qui n’a jamais été vraiment blanchi (notamment par le juge Bruguière en charge de ce dossier encombrant). Mais que valent les promesses des innocents aux mains sales quand les vrais ont les mains coupées ?
Comme des plaques tectoniques, ces épidémies, guerres et autres ravages aux causes humaines ont eu pour incidence d’influer sur la suite du parcours... Révolutions, crises alimentaires, génocides, Hitler et sa solution finale, Staline et son Goulag, Mao et ses épigones les Khmers rouges, pour ne citer qu’eux dans les déflagrations du dernier siècle, ont entraîné des pertes humaines par dizaines de millions, une suite de drames et de traumatismes dont nous sortons à peine.
Et quand le tour du cadran du XXème siècle a été fait dans un accomplissement douloureux, que les aiguilles ont annoncé l’aube d’un nouveau millénaire, notre préoccupation du bug, ou du bogue pour parler français, a surtout traduit l’anomalie de fonctionnement du programme humain plutôt qu’un risque informatique somme toute secondaire. Résultat, le siècle s’est achevé sur un très lourd passif que le XXIème a mis très tôt à son actif.
2001, 2008, 2015, le siècle a déjà frappé ses trois coups.
Acte 1 : les tours du World Trade Center s’écroulent et une certaine idée de l’Amérique s’effondre avec.
Acte 2 : la crise des subprimes révèle la fragilité d’une économie basée sur le mensonge, l’endettement, la rapacité des banques et annonce la mort à crédit.
Acte 3 : au nom d’une religion, d’une foi déviée, l’intolérance débouche sur la haine et l’appel au meurtre, la liberté de penser, de rire et de se moquer devient un blasphème et c’est la liberté qu’on tue en prenant pour cibles des journalistes, des dessinateurs simplement attablés comme d’autres à des terrasses de café ou assistant à un concert. Plus que jamais nous sommes Charlie. Mais le diable est sorti de sa boîte et il sera difficile de l’y faire rentrer.
2019 : le coronavirus met le monde en état d’alerte générale. Effondrement des économies. Résurgence de vieux antagonismes. Montée en puissance d’acteurs supranationaux. Menace sur les démocraties. Le cyclope a un seul œil mais il est numérique. Le cyclone en a un autre et il annonce des temps agités. Un désordre mondial est-il en train de se mettre en route ou un nouvel ordre verra-t-il le jour ? L’organisation des Nations-Unies est-elle capable de jouer son rôle ou ne sera-t-elle qu’un pion sur l’échiquier ?
« Jamais un phénomène historique ne s’explique pleinement en dehors de l’étude de son moment » disait à juste titre Marc Bloch, ce qui devrait être médité par les penseurs télévisuels à idées courtes et visions brèves.
De cette crise du Covid-19 sortira peut-être un bien pour un mal. Voire des biens pour des maux : télétravail adapté plutôt que métro-boulot-dodo, écologie planifiée plutôt que plani-flication verticale, hiérarchisation des priorités, renforcements sanitaires, évolutions sociétales, nouveaux comportements plus vertueux... C’est aussi une autre façon de voir les choses et de contextualiser les risques comme les conséquences. Autres circonstances, autres mœurs, autres difficultés, autre délivrance.
On peut se dire aussi qu’on l’a échappé belle... bêle, bêle, bêle, disait la chanson que reprenait le chœur des chèvres. Plus belle la vie sans doute mais la peste soit du virus. A la vie, à la mort !
Sans pour autant minimiser ce qui a pu se passer récemment, le passé nous montre cependant que le pire est parfois derrière nous. Du moins, on peut l’espérer.
Rendez-vous dans 80 ans pour faire un bilan du XXIème à l’aube du XXIIème. Si je ne suis pas là, je laisse à mes successeurs le soin de reprendre la plume (façon de parler).
Henri-Jean Anglade
(à suivre...)
*Selon son ex-avocat, Michael Cohen, qui a été entendu au Congrès lors de « l’affaire russe », Donald Trump lui aurait déclaré « Penses-tu que je sois assez idiot pour aller au Vietnam ? » et il aurait prétexté une excroissance osseuse au pied pour se débiner en obtenant une attestation médicale . Depuis 2016, il aura en tout cas fait marcher beaucoup de ses compatriotes dans sa combine.
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