Selfie toi-même !
Nous vivons une époque formidable* d’auto-suffisance, d’auto-critique, d’auto-satisfaction, d’auto-mobile, d’auto-partage, bref, une sorte de communo-libertarisme mâtiné d’altruisme à la sauce net, si le mot communisme n’avait pas été gâché par une mise en application criminelle dont Staline et Mao se sont disputés le logiciel tandis que l’actuel autocrate, Kim Jong-un, gérant de la Sarl Corée du Nord est un avatar. Dans cette sorte de mise en abîme idéologique, le socialisme lui-même a été dévoyé, entre autre, par des énarques (fermiers généraux de la République) avides de pouvoir, de palais ministériels et de voitures officielles. C’est dire si le selfie règne en maître dès la cour de l’Elysée.
Autofiction : entre chien et loup, un éclair de lucidité
Quand j’emploie ces mots d’autorité, ils renvoient à des notions actuelles où le sens commun est perverti à des fins d’usage personnel, au point que l’individu s’entend comme centre de tout. Quelques exemples illustrent ce propos comme le mobile dont l’omniprésence dans nos vies confine à la privation de liberté et à la chaîne du chien dans la fable de La Fontaine où le loup préfère la faim à cette triste fin par aliénation domestique. Il en va aussi dans la fiction qui se concentre sur le nombril d’auteurs en quête d’eux-mêmes et de l’affliction familiale autour de personnages érigés en hérauts de vies majuscules. Ou encore dans un partage de liens pour la bonne cause strictement limité à une sphère où les amis des mes amis sont mes amis mais pas au-delà, et encore moins quand il s’agit de les rencontrer au hasard de l’existence.
Autonomisation : anatomie d’un penchant dangereux
C’est l’un des combles de la situation, l’une des limites de l’exercice vécu par procuration, la rencontre avec l’autre est perçue comme une crainte sauf si elle est pré-programmée, pré-payée, pré-tarifée, pré-enregistrée. Oui au speed-dating pourvu que ce soit Meetic, magic, fantastic. Non à la découverte fortuite, au hasard mystérieux, cela fait craindre l’inconnu. Au point que certains trouvent normal, et opportun, de se renifler la culotte, le T-shirt, la chaussette, ou se sentir les aisselles, avant de partager la vaisselle et les pantoufles. Ceci dans le but, plus ou moins avoué, de s’appréhender afin d’éveiller des sens perdus, ou refoulés, plutôt que de mouiller la chemise et d’aller là où le vent les porte, là où rien ne les attend, si ce n’est une porte qui s’ouvre, un regard troublant, des effluves insoupçonnées. L’aventure ne peut plus, ne doit plus, se vivre que par chat interposé, par paypal, par écran, par une préparation minutieuse et codée pour éviter les désagréments du rendez-vous improbable, de l’alchimie imprévisible.
Autoprotection : la bulle protectrice et la glace sans tain
Ces temps qui sont les nôtres donnent au présent un tempo d’inquiétude maîtrisée et de maîtrise de la quiétude. Les prémices de la rencontre parfaite où l’amour, on pourrait aussi parler de l’amitié, est encodé, mis en carte, afin d’en soustraire les risques, les peines, les errements, les hauts et les bas, pour n’en retenir que sa dimension lissée, pasteurisée. La stratégie du cœur rejoint le marketing viral. Voilà ce qu’en attendent les enfants du nouveau siècle, un échange sur clavier et des vidéos.
Autocongratulation : autoportrait de l’artiste en selfie-contrôle
C’est pourquoi je voulais parler du phénomène selfie, cette manie de se prendre à tout bout de champ, à tout bout de bâton, et au bout du bout, c’est là que le bât blesse, de ne plus regarder l’objet mais seulement le sujet devenant à son tour l’objet de toutes les attentions : soi-même !
Dans la rue, au restaurant, dans une fille d’attente, au musée, partout, l’autre n’est plus l’un, dans le respect de son anonymat, de son silence, de sa solitude, il veut occuper l’espace, prendre la place, s’affirmer dans son auto-célébration permanente. Je selfie donc je suis. Je suis dans l’ombre d’une vedette de l’actualité que j’ai croisé ici ou là, et la vedette devient soudain mon alter-ego quand je la prends dans les filets, dans les rais de mon selfie. Par le prisme de cet instant, fugace, je laisse une trace. Comble de l’auto-suffisance. Et je multiplie à l’infini ce jeu, sur un terrain de tennis, dans un tournoi, lors d’un match, dans un festival, lors d’un voyage,... Ce n’est plus le lieu qui compte ni le déplacement mais la preuve par le selfie. J’y étais, regardez comme je suis si beau/belle dans ce miroir.
Automédication : du trop plein à l’overdose du message
Et c’est ainsi que la Vénus de Milo, la Victoire de Samothrace ou la Joconde voient passer des milliers de bras tendus vers elles, avec au bout, greffés le déclic du tic. Tous ces yeux fixés sont des objectifs qui n’ont d’autres cibles qu’eux-mêmes, se mirant jusqu’au vertige dans la vacuité de leurs sourires niais, de leur béatitude bêtifiante, de leur lénifiante manie. J’ajoute que ce syndrome selfie se retrouve à l’identique, en version verbeuse, quoique comptée, dans l’immensité des tweets envoyés chaque instant, nous informant du degré d’importance des avis partagés et des vies soulagés en 140 maux. Une expertise de l’éphémère érigée au rang de couperet dont l’ex-Première dame s’est fait une spécialité jusqu’à penser que son avis autorisé l’autorise à tous les avis, nous gratifiant de ses pensées intimes et feignant de s’offusquer du bris de son intimité divulguée. Pas merci pour ce moment !
Autocélébration : allez vous faire voir chez les Grecs !
Voilà ce monde que l’on peut côtoyer sans l’estimer, que l’on peut aimer et critiquer, qui peut laisser admiratif et perplexe, dont on peut mesurer l’insondable vanité et l’incroyable diversité, dont on peut espérer ou désespérer selon les jours, les angles de vue, les pays, la dérive des continents et l’élévation du niveau des mers. Pour ce qui est de l’élévation du cœur et de l’âme, on peut être dubitatif mais raisonnablement optimiste. Déjà, il y a plus de deux mille ans, les Grecs (qui n’avaient pas encore le FMI sur le dos) nous enseignaient une certaine philosophie de vivre (dont nous gardons la dette) et Aristote nous éclairait : « Les avares amassent comme s’ils devaient vivre toujours ; les prodigues dissipent comme s’ils allaient mourir. » Comme quoi, tout n’est pas perdu, même si rien n’est gagné !
Henri Jean Anglade
* Formidable, étymologiquement : « peur, effroi » (du latin formidabilis, dérivé de formido)
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