Le Monde daté d'aujourd'hui 3 Décembre parle de sérendipité sous la plume de Didier Pourquery dans sa rubrique "Juste un mot". La semaine dernière, D. Pourkery avait évoqué le mot "Ego" que j'avais relayé sur ce blog. Pour tout savoir sur la sérendipité, consultez mon livre éponyme paru aux Editions Kawa. Voir aussi l'article que j'ai écrit dans le magazine WE Demain. Et regardez la vidéo ci-dessous de Fred. Canevet.
Voilà l'article du Monde : Sérendipité
LE MONDE | 01.12.2012 à 18h28 • Par Didier Pourquery, Juste un mot
Voici un mot scientifique qu'Erik Izraelewicz affectionnait. Au point de l'avoir utilisé le 20 janvier 2011 dans son discours de candidature devant les rédacteurs du Monde, pour souligner que le journal papier avait encore de beaux jours devant lui, en disant : "C'est cet effet sérendipité qui a sauvé le papier pour l'instant, qui est la chance de la presse généraliste, qui la rend irremplaçable." En forme d'hommage paradoxal à notre ami disparu, cette chronique traite de ce mot désignant ce qu'on trouve sans le chercher.
Sé-ren-di-pi-té. Certes, le mot ne vient pas aisément sous la plume ou sur les touches du clavier, il n'est pas très commode à mémoriser, et même sa prononciation offre des pièges. Pourtant, il définit bien la démarche des lecteurs et internautes du Monde, avides d'informations et ouverts aux hasards des associations d'idées.
De quoi s'agit-il au départ ? D'un très vieux livre d'Amir Khosrow Dehlavi, poète persan du XIVe siècle (Les Pérégrinations des trois fils de Serendip), où trois princes du royaume de Serendip - le Ceylan d'alors - partent sur les routes et émerveillent leurs hôtes par leur capacité à dénicher des indices pour résoudre les énigmes les plus ardues.
Le terme serendipity lui-même, dû à l'écrivain anglais du XVIIIe siècle Horace Walpole, désigne, à la suite du texte persan, ces découvertes faites par "accident et sagacité". Le mot est entré officiellement dans le langage scientifique au milieu du XXe siècle. Le sociologue Robert K. Merton écrit sur le fait "d'observer une donnée inattendue, aberrante et capitale" et d'en tirer une nouvelle théorie. Le concept est riche (notre cahier "Science & techno" y a consacré un dossier le 25 août). Il s'agit de hasard, bien sûr, mais aussi, comme l'a souligné Walpole dès l'origine, de sagacité, d'esprit de curiosité, d'agilité, de disponibilité mentale permettant de rester à l'affût du neuf et du surprenant. En feuilletant un journal imprimé (ou sur tablette), le seul fait de passer d'un sujet à l'autre peut être source d'enrichissement et
de formation d'idées ou d'opinions nouvelles.
C'est aussi pour ça que, depuis le début de la deuxième vague Internet et la multiplication des blogs, on "surfe sur le Net", comme on disait alors : pour jouer avec la sérendipité. A noter qu'à cette époque le mot est devenu le titre d'un film américain signé Peter Chelsom (sorti fin 2001), bluette romantique où deux amoureux jouent avec le hasard... heureux à la fin, évidemment. Le mot connaissait outre-Atlantique une vogue quasi grand public. En 2002, le blogueur Jon Udell a même proposé le concept de "manufactured serendipity", cette capacité de la Toile à mêler données et filtres pour produire en permanence de l'innovation.
Evidemment, le mot sérendipité étant un anglicisme, il s'est trouvé chez nous un ami des mots pour en fabriquer un équivalent bien français. Le consultant Henri Kaufman a proposé en 2011 "fortuitude". Pas sûr que cela soit plus facile à retenir, mais l'idée reste séduisante.
Le savez vous, cette folle ribambelle de mots raccrochés les uns aux autres s'appelle, selon Wikipédia, une dorica castra ? Nous l'avons tous découverte et chantée un jour dans la cour de récréation de notre école maternelle ; nous l'avons arpentée en inventant des assonances rigolotes, des raccourcis improbables, allant de surprises en fous rires. Cette litanie existe selon plusieurs variantes, et Serge Gainsbourg himself lui a donné ses lettres de noblesse…
Le chemin que nous fait suivre cette chanson n'est pas un chemin linéaire. Quand on s'y engage, on n'en connaît pas la destination, la seule chose dont on soit sûr est de jouir du plaisir d'avancer vers l’inconnu. En le laissant pénétrer dans nos oreilles et notre esprit grands ouverts.
Cette démarche qui privilégie le voyage plutôt que la destination correspond précisément à l’esprit de la Serendipité. Un mot difficile à prononcer qui est entré dans les dictionnaires anglo-saxons depuis plus de trois siècles mais qui n’a fait son apparition dans les nôtres que depuis quelques années.
La serendipité prend son origine dans le titre d’un conte persan du XVième siècle, Les 3 Princes de Serendip. Serendip était l’ancien nom de l’ile de Ceylan, appelée Sri Lanka aujourd’hui. Le conte a été traduit en anglais au XVIIIième sicle par un Anglais, Horace Walpole, qui a inventé le mot « serendipity » à partir de Serendip.
La serendipité, c’est, en résumé, trouver par un hasard heureux ce que l’on ne cherche pas. Ces 3 Princes ne voulaient pas succéder à leur père, le Roi de Serendip. Celui-ci décida alors, pour parfaire leur éducation royale, de les envoyer bourlinguer de par le monde. Pendant ce voyage initiatique, ils vont vivre une kyrielle d’aventures dramatiques dont ils sortiront chaque fois victorieux grâce à leur sens de l’observation, leur générosité, et aussi leur goût du risque qui leur fait accepter l’imprévu comme une récompense.
Le mot serendipité et son usage ont été popularisés avec l’apparition et l’usage permanent des liens hypertextes sur Internet, sans que les Internautes se doutent un instant de leur importance croissante. C’est grâce aux liens hypertextes que nous avons appris à oublier la ligne droite en allant de lien en lien, de découverte en découverte, oubliant souvent ce que nous étions venus chercher ! Un peu comme celui où celle qui va faire ses courses au marché avec une liste dûment écrite au préalable et qui se laisse séduire par le rebondi d'une tomate, la couleur d'un abricot qui lui rappelle un souvenir d'étreinte amoureuse, par le cri du marchand qui le hèle ou le sourire de la crémière qui l’aguiche. En arrivant à la maison, le panier est rempli de victuailles qui n'étaient pas sur la liste mais elles sont belles, fraîches, appétissantes, savoureuses. Et tant pis s'il manque les pommes de terre ou les betteraves cuites, la préparation du repas demandera plus de créativité et il en sera d’autant meilleur.
Tarzan, lui aussi, pratiquait sans le savoir la serendipité pour se déplacer au cœur de la forêt vierge. À une petite différence près, il n'allait pas de liens en liens mais de lianes en lianes. Quand je lisais ses prouesses illustrées par le grandissime Burn Hogarth, je me posais une question récurrente : comment savait-il qu'il trouverait en arrivant dans un arbre une autre liane, puis encore une autre ? N'allait-il pas rester les bras ballants, coincé au sommet de son baobab ? Eh bien non, la chance sourit aux audacieux.
Comment peut-on trouver ce qu'on ne cherche pas ? Comment s'écarter d'une demande initiale pour tomber sur un trésor qui changera nos plans, voire notre vie ?
Les gens qui pratiquent la serendipité au quotidien (souvent sans le savoir) partagent un ensemble de qualités qui dérangent l'ordre établi. Ils vivent comme des ludions, un changement de pression infinitésimal est capable de changer la route qu’ils suivaient. Ce sont des gens de fracture qui transforment l'inattendu en bénédiction ; on les reconnaît par :
- leur curiosité insatiable
- leur désir incessant d'aller voir si l'herbe du champ voisin ne serait pas plus verte que celle de leur propre champ
- leur goût du risque et le courage de l'assumer
- leur humilité d'accueillir sans dépit quelque chose qui n'entre pas dans leur plan corseté et qui peut remettre en cause un long travail ou une théorie solidement implantée dans leur cerveau.
De nombreuses découvertes qui ont changé notre vie quotidienne ont été le fruit d’un hasard heureux. Citons parmi des milliers d’exemple l’invention de la pénicilline, de la radioactivité, du four à micro onde, du velcro, du vaccin de la variole, du stéthoscope, etc.
A propos, comment fonctionnent ces liens hypertexte qui ont volens nolens changé notre vie sur internet ? Dans son excellent livre à paraître en Septembre aux Editions Kawa sur La marque face à la Révolution Client, Yan Claeyssen évoque l’importance des liens hypertexte.
Extraits : La linéarité que l’on retrouve dans le discours publicitaire, et a fortiori dans le story-telling de marque, est directement liée à l’univers du livre imprimé qui fonde notre culture. La digitalisation rend possible de nouveaux modes d’expression, de diffusion et de réception des contenus. Inventé par le philosophe américain Ted Nelson dans les années 60, le concept d’hypertexte est plus approprié pour comprendre les nouveaux modes de transmission.
L'hypertexte est un document composé de nœuds multimédia reliés entre eux par des liens. L’application la plus connue de ce modèle est... le World Wide Web inventé par Tim Berners-Lee.
Non-linéaire, interactif, multimédia, l’hypertexte est également collectif et profondément participatif.
L'hypertexte, par opposition au texte n'a ni début, ni milieu, ni fin. Il n'est pas clos, c'est-à-dire qu'il n'est jamais définitif, il peut toujours évoluer, changer, se métamorphoser. De même, il est difficile de faire la distinction entre l'auteur et le lecteur d'un hypertexte. Pour Nelson, on doit pouvoir indéfiniment ajouter des nœuds et des liens à un hypertexte. La lecture n'est pas seulement active, elle est créative. Lire un hypertexte, c'est forcément aussi l'écrire.
Dans un contexte de forte digitalisation du quotidien du consommateur, les marques doivent désormais se penser comme un hypertexte dans lequel les clients naviguent en fonction de leurs attentes, de leurs profils, du comportement des autres clients, des règles du jeu que la marque aura imaginées mais aussi parfois du hasard. En effet, l’hypertexte est propice à la serendipité, à la découverte fortuite d’expériences inattendues mais heureuses. De nombreux chercheurs et développeurs en Intelligence Artificielle, notamment chez Google, tentent de modéliser la « serendipity » pour en faire un algorithme reproductible sur le net. On parle même alors de serendipité assistée.
Au sein des campagnes publicitaires qui jouent au flipper en combinant tous les réseaux disponibles on et off line, le renvoi d’un support à un autre constitue une démarche hypertexte qui associe des éléments du réel et du virtuel. Dans cet hypertexte, les liens peuvent être incarnés par un mobile tag (QR code), un flux Bluetooth, une puce RFID, un tag de réalité augmentée, un point GPS ou un lien HTTP traditionnel sur un écran. Cet hypertexte cross-canal va constituer la structure sous-jacente des campagnes marketing de demain. Leur objectif sera d’offrir aux consommateurs des possibilités de navigation multi-supports inédites, ludiques et – idéalement - personnalisées en temps réel avec le profil de l’utilisateur.
Alors, êtes vous plutôt adepte de la serendipité en acceptant avec plaisir tout ce qui nourrit votre curiosité ou détestez vous l’imprévu ? Aimez vous la « fortuitude » ou préférez vous les prévisions où tout est sous contrôle ? Préparez vous minutieusement vos voyages heure par heure en consultant de nombreux guides (surtout, ne rien manquer) ou faites vous confiance à vos pieds en les laissant vous guider vers des sites inconnus des cartes usuelles, dans des ruelles-labyrinthes qui effraient les groupes organisés, des ruelles où vous allez faire des rencontres incroyables qui seront le sel de votre voyage ? Prenez vous des photos aux mêmes endroits que tout le monde ou au contraire vous recherchez l’angle inédit pour faire la photo qui va arracher des oh de ravissement à votre retour ?
Si vous voulez vous préparer aux joies de la serendipité, vous pouvez lire quelques livres ou articles que Google vous indiquera aisément (21 800 propositions …). Vous pouvez aussi aller picorer sur une plateforme de curation dédiée à la serendipité : http://www.scoop.it/t/serendipity-serendipite où Marie-Anne Paveau, sélectionne pour les aficionados le la serendipité tous les articles, en français ou en anglais, qui paraissent sur le sujet. Et enfin, vous pouvez aller voir deux vidéos de l’auteur de cet article : http://vimeo.com/43335672 http://minu.me/6q4q
Après ces considérations sérieuses, je vous propose un moment de détente avec un extrait du conte Les Trois Princes de Serendip, que j’ai traduit de l’anglais. Le conte est paru in extenso dans mes Carnets de Serendipité, paru aux Ed Kawa :
Les trois Princes pénétrèrent dans le pays persan, où régnait le grand Roi Behram. Ils partirent à la recherche de chameaux pour traverser le désert, et sitôt trouvés, ils s’en allèrent traverser les immenses dunes du désert. A mi-chemin, ils dépassèrent une caravane. Le chef de la caravane leur demanda si par hasard ils n’avaient pas rencontré un de ses chameaux qui s’était perdu.
L’aîné des princes répondit :
- Non, nous n’avons pas vu de chameaux, sauf les nôtres. Mais j’aimerais bien à mon tour vous poser une question : votre chameau est-il borgne ?
- Oui, c’est vrai, dit le chef de la caravane. Alors, vous l’avez vu ?
- Non, nous n’avons vu aucun chameau. Mais j’ai une autre question à vous poser : ce chameau n’aurait-il pas perdu une dent, une dent de devant ?
- Mais oui, répond le chef de la caravane. Vous êtes en train de me prendre pour un imbécile. Dites-moi où est mon chameau...
- Je vous assure que nous ne l’avons pas vu. Mais, ne boitait--il pas aussi d’un postérieur ?
Après cette dernière question, le chef de la caravane fut convaincu que les trois jeunes gens se moquaient de lui, rusaient et avaient bel et bien volé son chameau. Il les fit arrêter immédiatement, et les conduisit au tribunal pour les faire comparaitre devant un juge.
Le Roi Berham qui entendit parler du procès trouva le cas intéressant et décida d’assister en personne au jugement. Les juges interdirent aux trois Princes de parler, mais de nombreux témoins avaient entendu le Prince aîné décrire le chameau comme s’il l’avait vu et aux yeux de tous, il apparut clairement qu’ils étaient coupables.
A contre - cœur (car ces jeunes gens étaient courtois et semblaient honnêtes), le roi les condamna à mort, selon la loi de son pays.
Mais Behram était un bon Roi plutôt porté vers la clémence que vers le châtiment et il leur offrit son pardon, à la seule condition qu’ils retrouvent le chameau. Les princes réitérèrent ce qu’ils avaient déjà dit : ils n’avaient jamais vu ce chameau.
C’est à ce moment précis qu’un grand oiseau aux ailes dorées et aux yeux de feu descendit du ciel tel un épervier. Seule, une vieille femme le vit, et c’est à ce moment précis que le propriétaire du chameau perdu entra précipitamment dans le prétoire et dit que c’est son voisin qui lui avait emprunté le chameau sans le prévenir et qu’il venait de le lui rendre. Il demanda aussitôt pardon aux trois Princes de les avoir accusés à tort.
Le Roi Berham fut très embarrassé par le mauvais jugement qu’il avait ordonné et alla vers les trois Princes (qui n’avaient jamais révélé leur identité) pour les inviter dans son château. Là, il leur demanda de lui expliquer par quel mystère ils connaissaient tous ces détails à propos d’un chameau qu’ils n’avaient jamais vu.
Le Prince aîné s’exécuta de bonne grâce :
- A l’endroit où nous avons remarqué les traces d’un chameau, nous avons distingué que l’herbe n’était broutée que du côté gauche du chemin, et c’est ainsi que nous en avons déduit que ce chameau était borgne de son œil droit puisqu’il ne voyait pas les feuilles de ce côté du chemin. Tout au long de la route, nous avons aussi remarqué des petits tas d’herbe mâchouillée et nous en avons déduit que le chameau laissait tomber cette herbe par un trou dans sa mâchoire, sans doute à l’emplacement d’une dent perdue. Et en regardant de plus près les traces elles- mêmes, il était clair que le sillon plus profond à droite provenait d’un chameau qui boitait et trainait une patte arrière.
- Et grand Roi, nous savons encore plus de choses sur ce chameau, des choses que nous n’avons pas encore dites : le chameau portait deux jarres, une jarre de beurre d’un côté et une jarre de miel de l’autre côté. En effet, nous avions remarqué beaucoup de fourmis (friandes de graisses) sur le côté gauche de la piste et des nuées de mouches (friandes de sucres) sur le côté droit de la piste.
Bon voyage au Pays de Serendip !
Merci pour ton interview, la prochaine sera publiée d'ici 1 à 2 semaines ;D
Rédigé par : Frederic Canevet | 03/12/2012 à 21:38